Carnet de bord du Potager du Roi - mercredi 23 novembre

23 novembre 2022

 
 

Par Antoine Jacobsohn, adjoint à la Directrice, en charge du Potager du Roi

La restauration d’un jardin est-elle analogue à celle d’une peinture ?

Il y a quelques années, lors d'une visite à l'École nationale supérieure de paysage, dans le cadre de la signature d'une convention de partenariat entre la Fondation du patrimoine et la Ligue pour la protection des oiseaux, Allain Bougrain-Dubourg, le président de cette dernière, s'exclamait : « le Potager du Roi vaut la Joconde ! ». Partant de ce propos, existe-t-il vraiment une analogie entre une peinture et un jardin, ou plus précisément, entre la restauration d'une peinture et la restauration d'un jardin ?

 
 
 
 
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Plan du Potager du Roi réalisé à l'occasion de la première édition de la campagne d'appel aux dons mon potager, c'est le Potager du Roi, 2020. Illustration : Alice Stevens

À première vue non, car l'un est « mort » et l'autre « vivant ». La peinture est un objet créé à un moment donné et qui, sauf exception spécifique, ne prend pas en compte sa propre évolution dans le temps. Le jardin est un espace aménagé dans un temps déterminé qui continue d'exister pleinement malgré son état de changement continuel : il est toujours simultanément à la fois en développement et en désintégration.

Malgré cette première impression, la comparaison semble néanmoins possible. La lecture de certains propos de l'historien de l'art Daniel Arasse, spécialiste de la peinture, décédé en 2003 à 59 ans, offre un approfondissement de cette réflexion.

 
 
 
 
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Daniel Arasse. Capture d'écran du site www.pslalumni.org

Outre ses nombreuses publications, Daniel Arasse a réalisé, quelques mois avant sa mort, une série d'émissions radiophoniques pour France Culture.

Les textes des émissions ont été publiés sous le titre Histoires de peintures. Une certaine approche de la restauration y est proposée :

« Il n'y a pas plus anachronique qu'une restauration. L'opération même de restaurer prétend, d'une certaine manière, corriger le passage du temps. Cela revient à intervenir sur ce temps n.2 dont j'ai déjà parlé, qui se situe entre la production et la réception, cette durée X qui a porté ses traces physiques sur l'œuvre. La restauration prétendrait annuler cette donnée qu'est la temporalité de l'œuvre d'art. C'est donc une opération anachronique, puisqu'elle prétend, à partir du regard et des techniques d'aujourd'hui, faire surgir une œuvre qui n'a finalement jamais existé. Car il faut souligner qu'aucun restaurateur ne tend à retrouver l'œuvre originale, il faudrait être un restaurateur naïf ou malhonnête pour le penser. L'original n'existe plus depuis longtemps... ».

Daniel Arasse, Histoires de peintures, 1ère édition Denoel, 2004 ; réédition Gallimard, collection folio essais, 2006, p. 293.

 
 
 
 

Quand nous restaurons les murs du Potager du Roi, nous conservons le plus possible les structures existantes et nous réutilisons également au maximum les matériaux présents. Nous remplaçons néanmoins certains supports métalliques de palissage : par exemple, pour les armatures du Grand Carré, les parties dégradées ou usées sont rechargées avec des fers anciens. Nous réalisons aussi, évidemment, les différents mortiers à partir de matériaux neufs.

C'est également plus ou moins le cas, même si les temporalités sont différentes, pour les plantes. La plupart de nos légumes sont ce que nous appelons des « variétés populations ». Chaque année, chez le producteur de semences et ensuite au Potager, l'équilibre exact du génotype évolue même si globalement la variété est stable (nous disons « maintenue » ou conservée). De plus, la nécessaire rotation des cultures, pour maintenir la fertilité ainsi que pour limiter les pressions phytosanitaires négatives, fait que nous ne pouvons pas cultiver les mêmes plantes aux mêmes endroits. Même quand nous reproduisons asexuellement les fruitiers - car le greffage est une forme de clonage -, ces arbres peuvent faire preuve de mutations spontanées de leur génome. Enfin, comme pour les légumes, il n'est pas toujours possible de replanter les mêmes espèces d'arbres aux mêmes endroits.

Aujourd'hui, le changement climatique ajoute d'autres pressions qui exigent des réponses appropriées. À la différence de la conservation traditionnelle des œuvres d'art, la conservation des parcs et jardins historiques nécessite d'accepter le changement plutôt que de lui résister (voir les propos, entre autres, de Robert Z. Melnick, "Deciphering Cultural Landscape Heritage in the Time of Climate Change", Landscape Journal, 2016, p. 287-302, et ses références aux écrits précédents de Marion Shoard, qui datent des années 1980). Cette approche comprend la consultation des communautés et des parties prenantes pour éventuellement concilier les différentes attentes qui s'attachent aux lieux patrimoniaux.

Finalement, ce que voit un visiteur dans un jardin historique, c'est toujours le résultat de la dernière restauration et de l'entretien qui s'en est suivi. Ce n'est jamais l'original. Il n'y a pas de retour en arrière possible ; il n'y a que la possibilité d'une nouvelle interprétation. C'est ce fait qui permet de comprendre et de concevoir le jardin historique plus comme un art scénique ou du spectacle que comme un art visuel ; plus du côté de la cuisine, de la danse et du théâtre, que du côté de l'architecture, de la peinture et de la sculpture. Cette approche se retrouve chez les professionnels de la restauration des jardins historiques ainsi que parmi des spécialistes de l'esthétique (voir le numéro spécial de Restauro archeologico, Giardini storici 2021, ainsi que, parmi d'autres, les écrits du philosophe polonais Mateusz Salwa).

Pour en revenir à la question d'une analogie possible entre la restauration d'une peinture et celle d'un jardin, et en s'appuyant toujours sur les propos de Daniel Arasse, une peinture est une œuvre qui vit, de la même manière qu'un jardin. Plus précisément, dans le cadre d'un des épisodes radiophoniques et dans d'autres écrits, Daniel Arasse retrace l'histoire de la réception de la Joconde et montre comment cette peinture a changé de statut selon les époques. C'est aussi clairement le cas du Potager du Roi. Pour la Ligue de protection des oiseaux, la comparaison est tout aussi féconde. Il ne s'agit pas seulement de protéger notre site et, plus généralement, l'environnement, mais également, si possible, de l'enrichir au-delà de la situation ponctuelle initiale dont nous héritons.